Pour le poème du 24, nous nous intéresserons à un poète du mouvement baroque, voire du courant de la préciosité, Vincent Voiture. Le poème "La Belle Matineuse" est représentatif d’un des thèmes baroques sur la femme aimée : celle de la femme dont la beauté surpasse celle du monde, plus précisément qui rayonne plus que l’Aurore et le Soleil.
Le poème de Vincent Voiture vient ici développer, dans la forme du sonnet, le thème de l’apparition féminine qui éblouit.
Nous verrons alors comment se développe l’éloge de la femme, de l’amante qui ensorcelle.
La Belle Matineuse
Des portes du matin l’Amante de Céphale,
Ses roses épandait dans le milieu des airs,
Et jetait sur les cieux nouvellement ouverts
Ces traits d’or et d’azur qu’en naissant elle étale,
Quand la Nymphe divine, à mon repos fatale,
Apparut, et brilla de tant d’attraits divers,
Qu’il semblait qu’elle seule éclairait l’Univers
Et remplissait de feux la rive Orientale.
Le Soleil se hâtant pour la gloire des Cieux
Vint opposer sa flamme à l’éclat de ses yeux,
Et prit tous les rayons dont l’Olympe se dore.
L’Onde, la terre et l’air s’allumaient alentour
Mais auprès de Philis on le prit pour l’Aurore,
Et l’on crut que Philis était l’astre du jour.
D’emblée, à travers la périphrase "l’Amante de Céphale" [ 1], se pose le contexte amoureux.
L’amante de Céphale, prince Thessalien, désigne Eos, la déesse de l’Aurore, Tétanide soeur d’Hélios, le Soleil, donc l’Aurore elle-même.
Cette périphrase est également l’occasion de présenter le monde, l’univers comme animé, personnifié, selon le mode mythologique. Une déesse est aussi un élément naturel, et un moment, de l’univers.
Pour bien comprendre les deux premiers vers, il faut noter l’inversion poétique du complément "ses roses" avec le verbe "épandait" et la mise en premier d’un complément circonstanciel de temps mais jouant sur une métaphore de lieu "les portes du matin" pour désigner l’aurore elle-même :
l’Amante de Céphale épandait, depuis les (ou à partir des) portes du matin ses roses.
Le premier quatrain dessine une image méliorative de la déesse : associée aux roses, fleurs de la jeunesse et de la féminité, jeunesse se retrouvant dans "nouvellement", "naissant".
L’Aurore se dessine des traits de l’univers : traits colorés, traits naturels : roses, or, azur.
Elle appartient de plus aux hautes sphères : "cieux", "dans le milieu des airs". Elle est grâce et légereté, elle embrasse le monde.
Dans un jeu de continuation de la première strophe, qui apparaît alors comme la description du contexte dans lequel prendra place l’essentiel, l’apparition de la nymphe, le poète nous conduit, dans une même phrase, de l’imparfait, temps de l’arrière-plan, "épandait", "jetait", au passé simple, temps du relief : "apparut", "brilla".
Celle qui apparait, c’est celle que l’on nomme "la belle matineuse", l’amante, la jeune femme dont le poète est épris ou s’éprend tout à coup. Pour continuer sur les intonations mythologiques, cette femme est désignée par le terme "Nymphe", renvoyant à ces jeunes beautés, divinités féminines de la nature. Cependant on peut interpréter cette désignation comme hyperbole et compliment.
En effet, le poète parle ensuite d’"une Philis", prénom fréquemment utilisé pour désigner la femme aimée dans la poésie baroque et précieuse.
L’image de l’amante du "je poétique", le poète qui dit "je" sans pour autant vraiment parler de lui en tant que personne réelle, est d’emblée ambigue. La femme superbe dans la galanterie baroque est aussi la femme cruelle, l’amour fait souffrir, l’amour brûle et dévore, tient le poète réveillé la nuit et le jour tourmenté : "à mon repos fatale".
Au vu de la tendance parfois érotique de certains poèmes précieux, d’aucuns pourraient y voire une allusion de ce domaine.
Le second quatrain construit déjà un jeu de rivalité entre l’Aurore et Philis. Les "traits d’azur et d’or" sont devenus des feux, et s’accumule le vocabulaire de la lumière resplendissante : "brilla", "éclairait", "remplissait de feux".
N’entendrions-nous pas presque dans l’expression "rive orientale" qui finit le quatrain le terme "riv-ale" ?
Cette hypothèse semblerait alors se valider par la mise en scène de la lutte à la strophe suivante.
Dans une sorte de dramaturgie, le Soleil entre en scène. A noter que cette dramaturgie est aussi motivée (justifiée) par le déroulement naturel du jour mais qu’elle se charge ici de symbolisme.
L’Aurore ne suffit plus à concurrencer la beauté de Philis, c’est au Soleil maintenant de lui opposer sa lumière : "vint opposer".
Le macroscopique, l’univers représenté par le soleil et "sa flamme" est mesuré au microscopique, à la dimension humaine, "l’éclat de ses yeux".
On retrouve au passage une métaphore habituelle des yeux comme des soleils.
La splendeur de Philis, par cette association-même au soleil, s’en trouve renforcée. L’éclat de ses yeux est au moins comparable à celui du Soleil alors même que le soleil fait tout ce qu’il peut : "prit tous les rayons". On est toujours dans une approche hyperbolique de l’éloge.
La notion de pointe, de concetto dans la mise en oeuvre du sonnet baroque est très importante. L’art du sonnet, nous avons pu le voir chez Baudelaire consiste à concentrer au plus fort le sens véritable du poème dans le dernier tercet voire dans son dernier vers.
C’est bien ici ce qui se passe. Si jusqu’à maintenant Philis brillait autant que le Soleil, elle va dans cette fin de poème, le surpasser. La splendeur de la belle matineuse a gagné.
La dernière strophe joue du renversement des rôles, un motif important dans la poésie et même le théâtre baroque. L’échange de qualités, de statuts, c’est le mouvement-même. les identités se troublent, et l’humain, pour un prompt moment, devient surhumain.
Ce mouvement dans les qualités se jouent à trois, les trois personnages du poème : l’Aurore, Le Soleil et Philis.
Le Soleil n’est plus que l’Aurore alors que Philis devient le soleil.
Le travail du dernier tercet se lit également dans la périphrase finale qui crée un dernier effet hyperbolique : "l’astre du jour".
Le thème de la "Belle Matineuse" est devenue un topos poétique (un lieu commun) dans laquelle la femme est comparée à un élement naturel et divin pour ensuite finir sur l’affirmation de la supériorité de l’amante dans un renversement hyperbolique.
La virtuosité baroque tient par ailleurs des jeux de périphrases, de la mise en scène dramatisée de ce qui est enfait un éloge descriptif, du mouvement et du rythme du poème : phrase qui se poursuit de strophe en strophe, ou qui se concentre sur un tercet, jeu de répétions finales pour faire de Philis le vrai coeur du poème.
L’image de la femme est cependant diverse dans la poésie baroque : la femme superbe, la femme en deuil, la femme cruelle, l’amante. Vous pouvez alors vous reporter à une anthologie tout à fait intéressante de poèmes baroques : "L’Amour noir" par Albert-Marie Schmidt.
Poursuivez votre lecture :
Le Canzoniere de Pétrarque
Sur Paris de Paul Scarron
Ode à Cassandre de Ronsard
Tourments sans passions passions sans pointure, poème anonyme
Notes[1] une périphrase ou périphrase homérique, selon la manière d’écrire des récits d’Homère est une tournure qui, au lieu de se servir du mot précis et unique qui permet de désigner une réalité, utilise une forme plus complexe, par référence, métaphore, etc. Par exemple au lieu de dire "Ulysse", on va dire "l’homme au courage d’or".
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18 juin 22:34, par barestrella
Une analyse vraiment concise et complète ! je vous remercie :)
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19 juin 19:04, par Claire Mélanie
Merci Corinne et Barestrella pour vos commentaires. N’hésitez pas à laisser dans un message, le titre d’autres poèmes que vous souhaiteriez voir commentés sur Eclairement.com.
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